Une
lecture de Bergson au miroir de l’automatisme janétien
Hironobu MATSUURA
Reprinted from : MATSUURA, H. (2006). Une
lecture de Bergson au miroir de l’automatisme janétien. Janetian Studies,
Actes des conf. du 27 mai
2006, No Spécial 01,
pp. 15-18.
L’objet de mon exposé est de présenter
une lecture de Bergson au miroir de l’automatisme janétien. Comme le dit Lacan,
l’automatisme est une notion « très souple »1, très
ambiguë. Cette plasticité a son origine de la « complexité des sens du
terme »2, nous voulons dire la complexité des phénomènes
eux-mêmes que désigne ce mot. Mais, l’auteur de L’Automatisme psychologique n’avait-il pas pour son objet
l’ « activité humaine dans ses formes les plus simples, les plus
rudimentaires »3?
I.
Précisions d’abord la notion
d’automatisme chez Janet. Dans la préface de la deuxième édition (1893) de L’Automatisme psychologique, Janet
reprend son travail écrit quatre ans plus tôt ;
« Une étude sur l’automatisme psychologique nous amenait à étudier surtout les phénomènes
de l’habitude et de l’association des idées dans lesquels les images se
succèdent régulièrement les unes aux autres, en un mot, cette activité qui tend
à conserver et à répéter. Mais nous avons toujours cherché à démontrer que,
pour nous, cette catégorie de phénomènes et cette forme d’activité n’existaient
pas seules dans l’esprit humain (…) « L’automatisme ne crée pas de synthèses nouvelles, il n’est que la
manifestation des synthèses qui ont déjà été organisées à un moment où l’esprit
était plus puissant ». En un mot, cet automatisme
n’est que la conséquence d’une autre activité toute différente qui
autrefois l’a rendu possible et qui d’ailleurs l’accompagne aujourd’hui presque
toujours. Non seulement ces deux activités, l’une qui conserve les organisations
du passée, l’autre qui synthétise, qui organise les phénomènes du présent,
dépendent l’une et l’autre, mais elles se limitent et se règlent réciproquement
et ce n’est que la diminution de l’activité de synthèse actuelle,
affaiblissement manifesté par toutes sortes de symptômes, qui permet le
développement exagéré de l’automatisme
ancien (…). C’est cette opposition entre l’activité créatrice de l’esprit et
l’activité reproductrice qui mérite vraiment le nom d’automatisme. »4
Soulignons
la dernière phrase de cette citation. On y trouvera la formule la plus
approfondie de l’automatisme janétien. Nous la considérons comme l’origine de
sa notion d’automatisme.
Or, pour l’auteur de De l’angoisse à l’extase :
« (…) l’automatisme
n’est pas un fait clinique, c’est déjà une théorie psychologique, une
interprétation des médecins dont le sens est fort variable suivant les
différents auteurs. »5
Janet développe ensuite trois
sens de l’automatisme :
1. « Les uns prennent le mot
« automatisme » dans un sens
très général, comme je l’ai fait dans mon premier ouvrage sur
« L’automatisme psychologique », 1889. Ils entendent par là la partie
régulière, mécanique de notre action qui a été organisée autrefois et qui se
reproduit maintenant sans adaptation nouvelle à la situation présente. L’automatisme s’oppose à la synthèse
psychologique qui crée des adaptations nouvelles et qui devient le point de
départ des automatismes
futurs. »
Mais attention, ce n’est pas
précisément en ce sens que Janet a entendu l’automatisme, même s’il
affirme : « comme je l’ai fait dans mon premier ouvrage sur
« l’automatisme psychologique »… Pour l’auteur de AP, l’automatisme
n’était pas la simple doublure de la synthèse psychologique, mais il signifiait
en lui-même le double aspect de l’esprit humain, de l’activité organisatrice et
de l’activité conservatrice. L’automatisme est une « théorie » qui
permet de voir un phénomène dynamique
entre les deux, et c’est lui qui ouvre la dimension temporelle en produisant
des « automatismes futurs ». Si la théorie de l’automatisme désigne
l’ « activité humaine dans ses
formes les plus rudimentaires », elle permet de comprendre que
notre vie est doublée et temporalisée jusqu’à sa racine.
L’automatisme n’est donc pas un
« fait clinique », mais, il peut et doit être observé dans les états
d’un individu, du point du vue de la théorie psychologique des
« tendances » ; chaque état exprime une action classée dans
l’ordre hiérarchique des tendances et qui est alors comparée à une autre action
supérieure et finalisée. Cela est le
deuxième sens de l’automatisme :
2. « D’autres auteurs
prennent le mot « automatisme »
et surtout « état
d’automatisme » dans un sens plus restreint que j’ai d’ailleurs adopté
en grande partie dans mon livre sur « L’Etat mental des hystériques »
et dans mon livre sur « Les obsessions ». Les tendances forment une
hiérarchie dans laquelle les actions sont de plus en plus complexes et
perfectionnées : j’ai essayé dans le premier volume de cet ouvrage de
donner un résumé de ce tableau. Une action est automatique quand elle est exécutée sous une forme inférieure
surtout si on la compare à une autre qui peut prendre une forme supérieure. Une
action sous forme réflexe est automatique
si on la compare à une action sociale ou à une action intelligente, une
croyance suggérée est automatique si
on la compare aux croyances réfléchies dont le même individu est capable à un
autre moment. »
Cela signifie qu’une action n’est
considérée ni comme automatique ni comme libre,
si elle n’est pas examinée du point de vue du tableau hiérarchique des actions,
dont le sommet est constitué par ce que Janet a appelé la
« présentification » dans OP. Celle-ci est
une prise de conscience du « temps » qui « n’est pas donné à
l’esprit tout fait »6, mais qui est donné par
l’ « automatisme » à notre sens du mot. Elle est une opération
psychologique qui saisit la nouveauté dans le temps et crée ainsi l’idée du
« progrès » ; opération difficile à accomplir, sans laquelle
pourtant nos actions pourraient être effectuées à notre insu, de manière
automatique. De là le dernier sens de l’automatisme :
3. « Enfin dans un sens tout
à fait restreint une action automatique
est une action faite sous une forme inférieure sans conscience personnelle et
sans mémoire personnelle. »
Ce sens doit être le plus
« restreint » dans la mesure où l’action automatique n’a voir qu’avec
un point de vue clinique. Cela revient à dire que toutes nos actions sont en
principe « automatiques », parce qu’elles renvoient à l’essence de
notre vie psychologique qui n’est rien d’autre qu’une machine à fabriquer des
automatismes nouveaux.
II.
Je crois que Bergson a bien
compris toute la portée théorique de cet automatisme janétien. Il l’exploite
alors à propos de divers thèmes, pour aller à la liberté. Veillez m’excuser de
faire une longue citation :
« (…) Rien de semblable dans l’évolution de la vie. La
disproportion y est frappante entre le travail et le résultat. De bas en haut
du monde organisé c’est toujours un seul grand effort ; mais, le plus
souvent, cet effort tourne court, tantôt paralysé par des forces contraires,
tantôt distrait de ce qu’il doit faire par ce qu’il fait, absorbé par la forme
qu’il est occupé à prendre, hypnotisé
sur elle comme sur un miroir. Jusque dans ses œuvres les plus parfaites, alors
qu’il paraît avoir triomphé des résistances extérieures et aussi de la sienne
propre, il est à la merci à la matérialité qu’il a dû se donner. C’est ce que
chacun de nous peut expérimenter en lui-même. Notre
liberté, dans les mouvements mêmes par où elle s’affirme, crée les
habitudes naissantes qui l’étoufferont si elle ne se renouvelle par un effort
constant : l’automatisme la
guette. »7
Comment échapper à l’automatisme,
ou mieux encore, comment créer « un instrument de liberté »,
« fabriquer une mécanique qui triomphe du mécanisme »8 ?
Il y aura trois méthodes chez Bergson :
1. L’effort intellectuel.
Dans le dernier chapitre de L’évolution créatrice, Bergson analyse
le « mécanisme cinématographique » de notre intelligence qui
décompose les mouvements des choses et les recompose au long du temps homogène.
Si on y emprunte à Jean Piaget, admirateur de Bergson9, les deux
concepts de l’ « assimilation » et de
l’ « accommodation »10, notre appareil intérieure
nous conduit à une assimilation des mouvements dans les images instantanées et
ainsi à l’adaptation symbolique du monde extérieur, de plus en plus contractée
par le jeu de l’accommodation. L’intelligence bergsonienne est donc un
processus, une organisation du modus
vivandi. C’est de l’automatisme, si vous voulez, selon notre sens du mot.
Et pourtant, l’objet de l’intelligence est, au prix d’un effort constant et
coûteux de notre part, de « laisser
passer quelque chose »11 à travers un monde conceptuel déjà
fait et maintenant plaqué sur elle.
Cet effort nous amènerait soit à la dépense des forces qui se manifestent par
diverses conduites automatiques, soit à un certaine équilibre, une durée
qui exprime un certain degré de la liberté humaine.
2. L’intuition.
Or, le mécanisme
cinématographique n’est pas un instrument fabriqué par nous, mais il est un don
de la nature livré à l’espèce intelligente qui est presque toujours captivée
par lui. De là vient l’ « automatisme,
qu’elle prétendait tirer dans le sens de la liberté, s’enroule autour d’elle et
l’entraîne. »12. Cet automatisme triompherait lorsque, par
exemple, on doit éviter une flèche lancée, si notre activité cognitive était
infatigable et avait le courage de la regarder jusqu’au dernier moment, si nous
étions, en un mot, un automate pur. Cela signifie que notre intelligence implique le domaine des sentiments qui est
justement le sujet principal de Janet, surtout dans Les Obsessions et la psychasthénie et De l’angoisse à l’extase. La théorie des sentiments est là. Pour
Janet, le sentiment est la « régulation des actions »13,
nous voulons dire le mécanisme régulateur
des actions déclanchées par les stimuli extérieurs. Il s’exprime de mieux en
mieux à notre entourage au fur et à mesure de l’intériorisation progressive de
ce mécanisme qui nous permet l’économie des forces et qui est donc l’objet
propre de la pratique thérapeutique. Pour Bergson, le sentiment est un
phénomène par quoi « nous expérimentons en nous-même, sous une forme bien
plus vague, et trop pénétré aussi d’intelligence, quelque chose de ce qui doit
se passer dans la conscience d’un insecte agissant par instinct»14.
L’intuition consiste à se retourner et pour ainsi dire à se tordre sur ce
« quelque chose », laissé passé par l’instinct qui y a puisé un automatisme
nouveau. Elle est d’y voir le niveau de la liberté animale, alors que la flèche
va passer à côté de nous qui serons devenus quasi-animaux.
3. L’émotion.
De même que l’intelligence reste
suggérée par son mécanisme sans notre effort, de même l’instinct reste
somnambulique sans l’intuition. Il n’en est pas moins vrai qu’ils sont l’un et l’autre deux mécanismes fabricateurs des
automatismes nouveaux, à partir de « quelque chose » qu’est l’élément
de la liberté. Ils représentent l’un et l’autre deux
solutions «également élégantes »15
d’un même problème qu’est la vie. Or, Les
deux sources de la morale et de la
religion16 débouche sur une troisième solution : les
émotions qui surgissent dans le contact vital avec la durée créatrice, tout en étant individualisées par les
personnages mystiques. Ceux-ci vont rompre avec leur entourage en passant par
le bouleversement extatique qui va dissoudre leur mécanisme interne et faire de
leur âme des instruments de Dieu. Ce sont des machines de la liberté divine
créées par la vie, alors que la vie est une « machine à faire des
dieux »17. Cela revient à dire que « le mystique appelle
la mécanique »18, et réciproquement. Si bien qu’on ne peut
jamais se passer ni de l’intelligence ni de l’instinct : celui-ci crée des
automatismes novateurs en se servant de ses instruments naturels, même s’il ne
prend jamais conscience de ces inventions ; celle-là fabrique des
instruments artificiels tel que la machine agricole, l’automobile dont elle a
la propriété, au moins pendant qu’elle s’en sert, mais dont
l’ « automatisme la guette ».
Voilà un petit parcours des
ouvrages de Bergson que nous permet de faire Janet. Le triple niveau de la
liberté bergsonienne se retrouve dans une confrontation à l’automatisme
janétien où surgira comme sous-thème le domaine du
sentiment et de l’émotion. Cela permettra alors d’appréhender un rapprochement
curieux entre philosophie et psychologie au début du siècle dernier en France.
NOTES ET REFERENCES
1 Lacan J. (1932), De
la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, Edition du
Seuil, 1975, p. 127.
2 Ibid.
3 Janet P. (1889), L’Automatisme
psychologique, Société Pierre Janet, 1989, p. 23.
4 Ibid. pp.
12-13.
5 Janet P. (1926-1928), De
l’angoisse à l’extase, Société Pierre Janet, 1975, p. 74.
6 Janet P. (1903), Les
Obsessions et la psychasthénie, L’Harmattan, 2005, p. 481.
7 Bergson H. (1907), L’évolution
créatrice, P.U.F, coll. « Quadrige »,
p. 128.
8 Ibid. p.
264.
9 Le jeune Piaget a été fasciné par L’évolution créatrice, mais il va quitter ensuite l’opposition
bergsonienne du vital et du logico-mathématique. Voir
Piaget J. (1965), Sagesse et illusion de
la philosophie, P.U.F., coll. « Quadrige », 1992, p. 11-14.
10 Voir par exemple, Piaget J. (1946), La formation du symbole chez l’enfant, Delachaux et Nestlé.
11 Bergson H., L’évolution
créatrice, p. 184.
12 Ibid. p.
265.
13 Janet P., De
l’angoisse à l’extase, p. 5.
14 Bergson H., L’évolution
créatrice, p. 176.
15 Ibid. p.
144.
16 Bergson H. (1932), Les deux sources de la morale et de la religion, P.U.F., coll.
« Quadrige ».
17 Ibid. p. 338.
18 Ibid. p.
329.