Le projet de Traduction : L’Automatisme psychologique
 de Pierre Janet

 

Paula Ann MONAHAN

paula@pmonahan.wanadoo.co.uk

 

 

Reprinted from : MONAHAN, P. (2006). Le projet de Traduction : L’Automatisme psychologique
 de Pierre Janet
Janetian Studies, Actes des conf. du 27 mai 2006, No Spécial 01, pp. 19-23.

 

Je voudrais remercier Madame le docteur Isabelle Saillot, la Présidente, de sa gracieuse invitation à vous adresser quelques mots concernant le projet de la Société Internationale de l’Etude de la Dissociation (« ISSD » en anglais) pour la traduction en anglais des œuvres de Pierre Janet. Ce projet est déjà en cours avec le premier travail (et toujours le chef-d’œuvre !) de Janet, L’Automatisme psychologique, lequel est bien considéré comme « le travail définitif dans le champ de la dissociation »1. Permettez-moi de résumer cet important projet, de ses origines jusqu’à maintenant.

C’est encore grâce à la Présidente de l’IPJ, Mme Saillot, que ce projet a pris jour, et représente un travail officiel, patronné par l’ISSD -- un travail, d’ailleurs, qui est considéré par le Président de l’ISSD, monsieur le docteur Eli Somer, comme « le projet le plus important durant ma fonction de Président », d’après une lettre qu’il m’a écrit il y a quelques mois. Mme le docteur Saillot a eu l’occasion en 2004 ou au début 2005 de rencontrer le docteur Somer et sa femme ici à Paris dans le but de forger des liens entre l’IPJ et l’ISSD. Mme Saillot m’a raconté que c’était dans le contexte d’un repas très agréable qu’elle a présenté devant le docteur Somer (Président désigné de l’ISSD à ce moment là), l’idée d’un projet de traduction des œuvres de Pierre Janet en anglais. (Madame la Présidente avait déjà, bien sûr, de l’expérience dans des projets de traduction -- en Hollandais, avec la collaboration de monsieur le Professeur Onno van der Hart -- et de la publication de nouvelles éditions de Pierre Janet chez l’éditeur L’Harmattan.) J’ai l’impression que l’idée de traduire l’œuvre de Pierre Janet en anglais était plus ou moins prévue depuis assez longtemps, mais, comme je viens de dire, c’est surtout suite à l’initiative du Dr Saillot, et grâce au soutien personnel du Président de l’ISSD, que le projet a été finalement formalisé.

Apres cette étape heureuse, et presqu’immédiatement après la mise en fonction du docteur Somer comme Président de l’ISSD, ce dernier a formalisé le projet de traduction, en nommant une équipe spéciale de consultation sous la direction de monsieur le docteur William Hughes, co-fondateur de la Société de l’Etude de la Dissociation du Royaume-Uni. Le but de cette équipe est de ménager les détails pratiques du projet, comme la coordination et la publication des œuvres de traduction. Cette équipe spéciale comprend aussi monsieur le Docteur Andrew Moskowitz, qui vient de s’adresser à nous, monsieur le Docteur Etzel Cardeña, membre du conseil exécutif de l’ISSD, et monsieur le Docteur Serge Goffinet, expert dans les aspects philosophiques de l’œuvre de Janet. Peu après, Monsieur le Professeur Van der Hart a eu l’obligeance d’accepter d’être à la tête du conseil consultatif scientifique pour veiller au travail de traduction. En plus du Professeur Van der Hart, le conseil scientifique comprend Madame la Présidente, bien sûr ; aussi monsieur le Docteur Adam Crabtree de Toronto, Canada, spécialiste dans la tradition « somnambuliste » du dix-neuvième siècle; monsieur le Docteur Paul Dell, psychologue clinique américain; et monsieur le docteur Ellert Nijenhuis et Mme Kathy Steele, qui ont collaboré avec le Docteur Van der Hart sur maints articles et, plus récemment, sur un livre (« The Haunted Self »), et dont les recherches sont, j’en suis sûr, bien connues à tout le monde ici aujourd’hui. (Il y a sans doute beaucoup d’autres experts, dont cette assemblée générale rend témoin, qui pourraient aussi rendre un excellent service comme membre du conseil scientifique. Mais il fallait conserver un nombre maniable pour ne pas trop compliquer les liens de communications.)

Quant à l’addition à cet ensemble assez intimidant de spécialistes janetiens, de moi-même -- encore étudiante en doctorat – pour le travail principal de traduction, je me demande encore comment je pouvais accepter une telle tâche ! Donc, quand le docteur Hughes (qui était déjà un conseilleur dans mes études sur la dissociation), s’est adressé à moi au sujet d’un travail de traduction, je l’ai accepté strictement à condition que mes ébauches soient soumises à des spécialistes depuis plus longtemps engagés dans l’étude de l’œuvre formidable de Janet. Pourtant, c’était une occasion à ne pas refuser et, d’ailleurs, un honneur immense, d’avoir la chance de faire partie de ce projet. Heureusement, mon directeur de thèse était tout à fait d’accord que ce travail s’accorderait très bien avec mes recherches doctorales. J’ai aussi été encouragée par Madame la Présidente, dès notre premier contact : elle a été si gentille et généreuse en me promettant toute l’aide possible dans ce défi formidable ! (Aussi le Professeur Van der Hart, qui a souligné cet encouragement.) Je suis en train maintenant d’achever une première ébauche de L’Automatisme, dont j’espère traduire tous les chapitres d’ici la fin de cette année, avant de soumettre une deuxième ébauche plus finie au conseil scientifique, chapitre par chapitre.

Il se peut que vous vous demandiez pourquoi l’ISSD a choisi L’Automatisme psychologique comme première œuvre de Pierre Janet à être traduite en anglais. C’est une question qui a été sagement soulevée par le Professeur van der Hart, qui connaît si bien l’œuvre complète de Janet, et qui a demandé si une œuvre plus courte et plus maniable, comme Les Névroses, par exemple, ne serait pas un meilleur choix.  Je dois avouer que mes recherches doctorales ont eu une influence sur ce propos : on m’a offert une bourse pour la recherche, d’une durée de trois ans, pour compléter ma thèse de doctorat, ce qui me permet de me consacrer à plein temps à ma thèse et à ce travail de traduction. Mais puisque mes recherches touchent surtout à la première œuvre de Janet, L’Automatisme psychologique, cela ne serait possible que si la traduction était celle de L‘Automatisme ! Bien sûr, il y a aussi une certaine logique à commencer le projet de traduction avec le premier livre de Janet. J’ose croire aussi qu’il y a des spécialistes et des cliniciens anglophones qui seront très contents d’avoir finalement ce tome fondamental sur l’étude de la dissociation à leur disposition. (Comme le spécialiste de la psychologie de Carl Jung, le docteur Sonu Shamdasani, m’a écrit lorsqu’il a entendu parler du projet : « La traduction [en anglais] de L’Automatisme psychologique est une centaine d’années en retard » !.)

Moi-même, je suis en premier lieu aussi une étudiante de Carl Jung, et c’est un peu fortuitement (avec, peut-être, un petit coup de pouce du Docteur Hughes !), que je me suis retrouvée plongée dans l’étude continue de Pierre Janet. J’ai toujours été intéressée par l’histoire et j’ai été fascinée par l’histoire des origines de la psychiatrie et des premières influences sur la pensée de Carl Jung. Contrairement au « mythe » psychanalytique, selon lequel Jung était surtout « le prince héritier rebelle » de Sigmund Freud, je me suis rendue compte au cours de mes recherches, que ceci est, au mieux, une image très incomplète, et, au pire, une idée fortement trompeuse de la vraie histoire de la psychothérapie. « L’alliance française-suisse-anglaise-américaine »2, désignée comme telle par Shamdasani et autres historiens de la médecine, a joué un rôle énorme dans le développement intellectuel de Carl Jung -- elle a eu une influence sur Jung égale, sinon plus importante, à mon avis, que celle de la psychanalyse. Les membres de ce mouvement comptent des auteurs comme Charcot, Charles Richet, Ribot, Binet, et Janet, naturellement, et aussi Liébeault et Bernheim, en France; en Suisse, Théodore Flournoy, August Forel, Adolf Meyer, et Bleuler (dont le docteur Moskowitz nous a parlé ce matin, et qui était chef de Carl Jung à l’hôpital du Burghölzli) ; les personnages comme Henry Sidgwick, Frederick Myers, et Edmund Gurney de Cambridge en Angleterre ; et, aux Etats-Unis, le grand ami de Flournoy et de Myers, William James, et, (un peu plus tard), Morton Prince et Boris Sidis, entre autres. Chacun d’entre ces auteurs est cité dans l’œuvre de Carl Jung, pour ne pas parler d’une influence plus répandue dans toute son œuvre. Mais, sans aucun doute, le cœur de cette alliance internationale se trouvait fermement dans ce que Binet a désigné « la psychologie expérimentale française du subconscient », laquelle était enracinée à son tour dans la tradition des «anciens magnétiseurs » français comme Puységur, Deleuze, Bertrand, Moreau de Tours, et les deux Despines. On n’a qu’à jeter un coup d’œil sur la multitude de citations de ces auteurs dans L’Automatisme pour se rendre compte de l’influence de cette longue tradition sur la pensée de Janet. Comme Janet lui-même, ces auteurs sont remarquables par leurs obser-vations pénétrantes et méticuleuses des phénomènes mentaux de la dissociation.

 

Pour ne pas parler de l’influence de toute cette tradition « somnambuliste » sur Freud lui-même (comme Breuer et Freud soulignent dans Les Etudes sur l’Hystérie3), il est étonnant que l’influence de l’alliance dissociationiste, et surtout l’influence de Janet, n’est pas plus remarquée dans la littérature historique ou clinique jungienne. Le grand historien de la psychiatrie, Henri Ellenberger, était le premier (à ma connaissance) à indiquer que « ce que Jung a désigné ‘(le) complexe’ [concept absolument central à la théorie intégrale de Jung] n’était à l’origine que l’équivalent de ‘l’idée fixe subconsciente’ de Janet »4. Cette une observation dont je pourrais souligner la vérité en vous citant un passage de la plume de Jung à propos de ce qu’il veut dire par « le complexe », et une définition de « l’idée fixe » proposée du professeur Van der Hart dans un article il y a quelques ans. (En fait, j’ai songé à les citer côte à côte en vous invitant à les distinguer. Mais comme le docteur Van der Hart est ici parmi nous, cela ne serait pas juste !) En tout cas, cette observation d’Ellenberger a été faite il y a maintenant plus de trente-cinq ans, mais, il n’y avait qu’un seul auteur jungien (avant les recherches plus générales de Shamdasani et ses collègues) qui a emboité le pas pour faire une étude sur l’influence de Janet dans l’œuvre de Carl Jung. C’est l’analyste américain John Ryan Haule, qui a écrit trois articles très intéressants dans les années quatre-vingts, mais qui était restreint dans sa capacité de lire le français.

 

Et pourtant, dans ses écrits, Jung lui-même est plein de reconnaissance pour la contribution de Janet à la psychologie moderne et à son propre développement intellectuel. Partout dans l’œuvre de Jung, on trouve et le nom de Janet et des allusions (directes ou indirectes) aux idées et aux concepts de Janet. «Je dois une grande dette de la stimulation mentale et du savoir à Janet, dont j’ai suivi les conférences à Paris en 1902 », Jung a écrit dans une lettre de 1936. Il continue : « Je dois une grande dette aussi à ses œuvres. Sans doute, je dois un point de vue psychologique fort important à sa psychologie »5. A mon avis, le point de vue psychologique » dont Jung parle ici est sûrement celui de la dissociation. Plus tard, au cours d’un entretien télévisé peu avant sa mort, Jung a dit : « Freud fait très peu mention de Pierre Janet, mais moi, j’ai étudié avec Pierre Janet à Paris et il à beaucoup formé mes idées »6. A propos de la contribution de Janet à l’histoire de la psychothérapie en général, Jung est aussi catégorique. Dans une lettre de 1954, il a écrit : « Je suis un médecin et j’exerce la profession de psychiatre ; alors, j’ai beaucoup d’occasions d’observer des phénomènes mentaux qui sont inconnus à la philosophie, et ceci en dépit du fait que L’Automatisme psychologique de Pierre Janet a été publié il a y presque soixante-dix ans »7. Encore, dans sa dernière œuvre, écrite l’année même de sa mort, Jung dit : « Sigmund Freud a travaillé en supposant que les rêves ne soient pas quelque chose produite au hasard, mais qu’elles soient associées avec de pensées et de problèmes conscientes. Cette supposition n’était pas du tout arbitraire. Elle est fondée sur la conclusion de neurologues éminents (Pierre Janet, par exemple) que les symptômes névrotiques sont en rapport avec une expérience consciente quelconque »8.

Je pourrais vous indiquer beaucoup plus de citations explicites sur Janet et son influence dans les œuvres de Carl Jung, mais ce que je trouve toute une révélation, maintenant que je suis un peu plus au courant de l’œuvre de Janet, c’est la multitude de concepts janetiens un peu partout dans les écrits de Jung, sans qu’on se rende compte qu’il connaissait l’œuvre de Janet. Le concept de « l’idée fixe subconsciente », certainement, quoique sous la forme préférée de Jung, « le complexe » ; mais aussi, de ses premiers écrits jusqu'à ses œuvres les plus mures, on trouve partout des expressions janetiennes : « la dissociation » (et aussi « la désagrégation ») ; « l’abaissement du niveau mental » (toujours même en français !) ; « fonction du réel » et « de synthèse » ; « la psychasthénie » ; les « parties supérieures » et « inférieures » de la conscience ; et (très important pour Jung comme pour Janet), le concept d’un « rétrécissement du champ de la conscience » ; et il y en a d’autres. Surtout, peut-être, après « l’idée fixe », mais dans le cadre de la même théorie essentielle de Jung, c’était dans l’idée d’un esprit avec le besoin d’être intégrée que Jung a trouvé en Janet un esprit directeur de la première importance. Comme a écrit Jung lui-même : «Nous devons remercier le psychopathologiste français, Pierre Janet en particulier, de notre connaissance à présent de la (dissociabilité) extrême de la conscience»9

Alors, il est fascinant de lire Carl Jung à travers les lunettes « janetiennes », pour ainsi dire, ou, pour mieux dire, grâce a la clarté que donne une connaissance de Janet et de son œuvre. Mes recherches doctorales tenteront de mettre en lumière l’influence capitale de Janet dans la psychologie analytique de Carl Jung, mais au-delà de ceci, dans la psychothérapie moderne en général. J’espère que les débats stériles qui ont malheureusement marqués l’histoire de la psychiatrie et de la psychothérapie, et qui continuent de nos jours dans un scepticisme, au moins dans quelques milieux cliniques et théoriques, à propos des désordres de la dissociation, peuvent céder à une conversation mieux située dans un cadre historique authentique -- un cadre qui, surtout, finit par donner sa place légitime à l’héritage de Pierre Janet.

 

 

NOTES ET REFERENCES

 

1 Haule, J. R. (1984) “From Somnambulism to the Archetypes: The French roots of Jung’s split with Freud”, The Psychoanalytic Review, 71, 635-659.

2 Taylor, E. (1996) ‘The New Jung Scholarship’, The Psychoanalytic Review 83, p. 550.

3 Freud, S. and Breuer, J. (1893-1895) Studies on Hysteria, trans. James and Alix Strachey, Penguin Freud Library, volume 3, London: Penguin Books, 1974/1980, pp. 62-63.

4 Ellenberger, H. (1970) The Discovery of the Unconscious: The History and Evolution of Dynamic Psychiatry, New York: Basic Books, Inc., Publishers, p. 406.

5 Lettre de 24 février 1936 à Smith Ely Jellife, in C. G. Jung Letters, vol. 1, G. Adler and A. Jaffé (eds.), London : Routledge & Kegan Paul, 1973, p. 210.

6 Interview with Richard Evans, ‘The Houston Films’, August 5-8 1957, in C. G. Jung Speaking, W. McGuire and R. F. C. Hull (eds.), Princeton, Princeton University Press, 1977, p. 283. See also ibid., p. 39 for similar remarks in a 1939 newspaper interview.

7 Lettre de 13 février 1954 à G. A. van den Bergh von Eysinga, in C. G. Jung Letters, vol. 2, G. Adler and A. Jaffé (eds.), London: Routledge & Kegan Paul, 1976, p. 152.

8 Jung, C. G. (1961) Man and His Symbols, New York: Dell Publishing, p. 9.

9 Jung (1934/1938) ‘A Review of the Complex Theory’, in Collected Works, vol. 8, The Structure and Dynamics of the Psyche, New York: Pantheon Books, 1960, p. 202.