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Le chapitre conclusif de l'excellent livre de Claude Prévost "La psycho-philosophie de Pierre Janet" (Payot, 1974) s'intitule "Pour inaugurer le janétisme". Claude Prévost y explique longuement en quoi l'utilisation de ce néologisme rendrait justice à l'excellence de la pensée psycho-philosophique de Pierre Janet, en particulier dans sa comparaison avec les systèmes philosophiques qui l'ont précédé, pour lesquels la désinence en "-isme" est souvent employée. En bref, il y voit une manière de promotion à un rang prestigieux injustement occulté en 1974, et ajoutons-le tout de suite, tout autant de nos jours.

Il pourrait sembler normal que l'Institut Pierre Janet défende un tel point de vue, et se fasse le porte-parole naturel de ce "janétisme" que C. Prévost appelait déjà de ses vœux il y a plus de 30 ans. En fait, ce n'est pas tout à fait le cas, et je vais tenter ici d'en argumenter quelques raisons.

Les travaux de Pierre Janet constituent une tentative de refondation de la psychologie. A son époque, la psychologie commençait tout juste à être pratiquée au sein de la recherche internationale, et n'était pas encore enseignée à l'université, puisque l'enseignement universitaire ne peut pas exister avant qu'un corpus de savoirs ait été validé par la critique mondiale, donc la recherche. La plupart des chercheurs développant des théories de psychologie étaient des médecins, des neurologues ou des philosophes. La "recherche" libre commençait déjà à se développer en dehors de la recherche universitaire, et à multiplier ses écoles rivales par schismes successifs (Christian Science, Psychanalyse, Théosophie, etc.).

Pierre Janet a produit toute son œuvre par critique des savoirs en place à son époque et aux époques précédentes, et a toute sa vie exprimé le souhait que ses propres hypothèses soient critiquées puis remplacées. Il est même intéressant d'ajouter que, grand optimiste, il ne doutait pas que ces critiques et ces remplacements se manifestent assez rapidement… ce qui, hélas, n'a pas (encore) eu lieu, du moins pas suffisamment, les nombreuses critiques qu'il a reçues de son vivant n'étant pas à la hauteur de la tâche.

Ces velléités, avec le fait d'avoir publié toute sa vie dans des revues internationales à comité de lecture, font de Pierre Janet un chercheur au sens le plus moderne du terme. Au delà de la popularité de ses idées à son époque, au delà de ses activités accessibles au grand public (cours, conférences, livres), Pierre Janet a fait œuvre de critique, et livré ses productions à la critique des plus puissantes théories concurrentes : c'est ce qui définit la recherche, à son époque comme aujourd'hui.

La psychologie dynamique de Pierre Janet constitue l'un des aboutissements les plus solides de ce processus de critique des savoirs en place, ayant eu lieu environ de 1870 à 1930 dans ce domaine (avant qu'il s'éteigne entièrement). De ce point de vue, Pierre Janet est l'égal, dans sa spécialité, des chercheurs actuellement reconnus comme des "génies" de l'époque, pour avoir bouleversé la physique, la biologie, la médecine, et la géologie, par exemple.

Maxwell, Carnot, Einstein, Planck, Schrödinger, Pasteur ou Wegener, pour s'en tenir aux époques janétiennes, ont été dans ce cas : leurs idées révolutionnaires, produites par la critique et pour la critique, c'est-à-dire dans la recherche, ont fini par emporter la conviction des spécialistes mondiaux, par comparaison réussie avec les meilleures connaissances alternatives disponibles à l'époque. En conséquence, leurs modèles ont été intégrés au savoir, et transmis à l'université dans un cursus unifié au niveau mondial, que tout étudiant de la discipline concernée doit connaître, où qu'il fasse ses études dans le monde. De nos jours encore, il n'est pas possible d'être physicien, médecin ou géologue sans avoir longuement étudié l'électromagnétisme (Maxwell), la thermodynamique (Carnot), la relativité (Einstein), la quantique (Planck, Schrödinger), la microbiologie (Pasteur), la tectonique des plaques (Wegener).

Or, à bien regarder, et comme me le faisait subtilement remarquer L. Oulahbib récemment (que je remercie ici chaleureusement), parle-t-on donc aujourd'hui de "maxwellisme", de "carnotisme", d'"einsteinisme", de "planckisme", de "schrödingerisme", de "pasteurisme" ou de "wegenerisme" ?

Donnons quelques exemple concrets. À ce compte, vos téléphone, radio, télé et GPS illustrent le "maxwellisme", votre moteur de voiture le "carnotisme", les accélérateurs de particules et les télescopes valident l'"einsteinisme", vos vaccinations et les stérilisations des biberons de vos bébés sont un avatar du "pasteurisme" et toute la géographie démontre le "wegenerisme" !

Ça semble ridicule, n'est-ce pas ? Mais pourquoi ?

Et bien parce que ces terminaisons en "-isme" font penser à un dogme, c'est-à-dire à un modèle qui, en fin de compte, ne relève que de l'assentiment, du goût personnel, du choix intime, au milieu d'une généreuse panoplie de possibilités équivalentes où toutes les "sensibilités" - comme on dit maintenant - peuvent trouver chaussure à leur pied. Si vos amis ont d'autres convictions que les vôtres, peu importe, ne vous fâchez pas, tous les choix sont aussi valables. Pauvre Voltaire. La "tolérance" qu'il s'est battu pour défendre au nom de la Raison est plus acceptée que jamais, mais sur un tout autre fondement que ce qu'il aurait souhaité : ce que nos savants épistémologues ou sociologues appellent le "relativisme", qui n'est autre - auprès du grand public - qu'une ignorance fondamentale des réalités de la recherche internationale (pourtant financée par le citoyen, c'est-à-dire nos impôts).

La "carnotisme" est-il réellement une affaire de goûts pour expliquer le fonctionnement du moteur de votre voiture ? Le "pasteurisme" n'est-il vraiment qu'une question de préférences pour rendre les biberons plus sûrs ? Laissons à part l'avis des chercheurs, des spécialistes. Dans ces domaines, l'unanimité du public serait (presque) atteinte : non, bien sûr ! Le "carnotisme" et le "pasteurisme" n'existent pas, tout simplement parce qu'ils constituent aujourd'hui des savoirs, c'est-à-dire des connaissances qui ont franchi l'obstacle de la critique internationale au sein de la recherche.

Retournons maintenant à l'avis des spécialistes, les chercheurs : aucun - au monde - ne doute que les moteurs à explosion illustrent effectivement les principes de Carnot (selon lesquels ils ont d'ailleurs été conçus), les stérilisations les lois de Pasteur, et les reliefs arasés de la Bretagne l'érosion de la chaîne hercynienne, telle que Wegener en a prodigué l'explication. Si tout le monde est ainsi d'accord, est-ce à dire que la "pensée unique" règne en maître sur la recherche internationale ? Est-ce à dire que les "chercheurs" privés ou "indépendants", les communautés libres, possèdent le monopole des théories alternatives, habituellement rejetées par la "science officielle" ?

Bien au contraire. Toute communauté privée, toute école "libre" n'arbore qu'une seule théorie, celle de son Maître Fondateur, à laquelle elle doit sa raison d'être, et dont la critique la ferait succomber, d'où bien souvent sa dénomination en "-isme", d'après le nom de son auteur : (néo-)platonisme, mesmérisme, freudisme, marxisme… Les connaissances libres, hors de la recherche, sont pérennes tant que dure l'école elle-même (parfois plusieurs siècles), elles augmentent éventuellement, mais ne changent jamais. Toute nouveauté ne subit qu'une seule épreuve, en interne : le test de conformité bien pensante vis-à-vis du noyau de base, directement révélé au et par le Maître initial. Les novateurs, c'est-à-dire les critiques, sont taxés de dissidents, exclus de leur communauté et contraints de constituer un nouveau courant, d'où l'impressionnante multiplication de ces communautés, en particulier en psychologie appliquée, c'est-à-dire en psychothérapie. La recherche quant à elle, fondée sur la critique des savoirs institués, ne progresse qu'en brûlant ce qu'elle a adoré : une critique par définition vient critiquer, donc modifier, si elle y parvient, ce qu'il y avait avant elle. L'enseignement et la recherche se renouvellent, sans perdre leur identité ni leur unité, unifiant d'un seul acte recherche et preuve.

Voilà pourquoi à l'échelle du siècle, qui nous sépare maintenant de Pierre Janet, tous les savoirs, c'est-à-dire toutes les productions de la recherche, ont été entièrement renouvelés, et petit à petit intégrés aux enseignements de l'Université, à l'échelle mondiale. Avant Wegener, on faisait quand même déjà de la géologie, bien que la plupart de ce qu'on apprenait à l'époque est devenu faux maintenant, avant Einstein et Planck, on faisait déjà de la physique, bien que ce que les étudiants apprennent aujourd'hui n'ait plus guère de rapport avec les connaissances de ces temps. Ces avancées ayant été intégrés au savoir, elles ont perdu - même auprès du grand public - leur "-isme", qui caractérise intuitivement même chez les non-spécialistes les théories relevant du choix, du goût… les théories non critiquées (c'est-à-dire hors de la recherche).

Il n'existe donc pas plus de "maxwellisme", d'"einsteinisme", ou de "pasteurisme" que de "wegenerisme", leurs auteurs étant pourtant universellement reconnus comme de grands génies, et à l'Institut Pierre Janet, nous voulons soutenir qu'il n'existera non plus jamais de "janétisme", contrairement à ce que recommandait C. Prévost, et malgré qu'il ne soit pas douteux que Pierre Janet mérite le qualificatif de "génie" autant que les chercheurs cités ci-dessus. Mais en quoi consiste donc l'œuvre d'Einstein, de Pasteur ou de Pierre Janet ?

Et bien elles consistent en des contributions au savoir - nécessairement momentané, éphémère - produites par la seule institution dans l'histoire ayant la preuve comme objectif, la recherche. Toute connaissance de la recherche est par nature installée sur un siège éjectable. La plupart des travaux des quelques millions de chercheurs mondiaux est consacrée à critiquer les savoirs en place, et toute découverte est une critique de savoirs précédents.

Comme il l'a lui-même sans cesse répété, l'œuvre de Pierre Janet n'est pas celle d'un Maître Fondateur, elle est une critique destinée à la critique, c'est-à-dire une production de la recherche, dans tout ce qu'elle recèle d'éphémère (dans le temps) et de solide (dans la preuve) à la fois. En conséquence, l'Institut Pierre Janet n'encouragera aucun "janétisme", mais au contraire la critique la plus sévère des thèses de Pierre Janet, conformément à ses vœux. Les modèles janétiens doivent être critiqués, amendés, dépassés même : l'Institut Pierre Janet n'a d'autre objectif que les idées de Janet deviennent caduques, périmées !

Pourquoi alors un Institut Pierre Janet ? Si le moteur de la recherche est la critique, les modèles janétiens ne devraient-ils pas tomber naturellement sous le coup de la critique mondiale, comme Pierre Janet le souhaitait tant lui-même, rendant l'existence de l'Institut plus ou moins inutile ?

Pourquoi un Institut Pierre Janet ? Et bien tout simplement pour rendre possible cet objectif (de démolition !)… ce qui n'est pas (plus) le cas actuellement. La spécialité de Pierre Janet, qu'il a lui-même appelée la "psychologie dynamique", une "psychologie" telle que tout le monde comprend ce mot sans réfléchir, l'étude des idées, de la volonté, des croyances, des actions, et bien cette psychologie là n'existe plus dans la recherche, elle ne peut donc plus être critiquée.

La psychologie de recherche s'est spécialisée dans des domaines aussi pointus qu'éloignés de nos questions quotidiennes à tous, et la psychologie de monsieur tout le monde est devenue le domaine réservé de centaines de communautés privées, chacune en défendant une rivale de l'autre, hors de la recherche où tout processus de contrôle et d'unification est inexistant, souvent assortie d'une thérapie fort lucrative.

Fidèle à la volonté de Pierre Janet lui-même, l'Institut Pierre Janet recommande que la psychologie dynamique retombe à nouveau, comme à son époque, sous les tirs croisés de la critique internationale, donc de la recherche. Or, la psychologie de Pierre Janet est très probablement la plus performante de celles qui fleurissaient à son époque, une heureuse époque où ce type de travaux s'inséraient encore dans la recherche internationale. En conséquence, la meilleure façon de promouvoir de telles recherches est de discuter, dès maintenant, les résultats de Pierre Janet. Pas de les glorifier, pas de les vénérer, pas de les considérer intouchables, achevés, ultimes. Le génie est ce qui donne prise à la critique, au contrôle, au test, à la preuve, pas ce qui s'en exclue comme une révélation parfaite à la naissance.

L'Institut Pierre Janet, une association loi 1901, n'a d'autre lien avec la recherche internationale que sa volonté d'y participer, et le soutien de ses quelques chercheurs membres. Gageons que ces modestes ingrédients initiaux lui permettent néanmoins un jour de faire entendre le droit à la critique retrouvée, pour la branche la plus ancienne (pour ne pas dire la plus noble) de la psychologie, celle de Locke, de Descartes, de Hume, de Spinoza, de Condillac et de Maine de Biran, que Pierre Janet, de 1885 aux années 30, porta à sa plus admirable expression.

I. Saillot - Décembre 2004

25 juin 1939